Une mémoire familiale du Protectorat de la France sur le Maroc (témoignage)

 

Gendarmes français au Maroc, 1952 [DR: Photo Paul A.]

« Le protectorat, c’était cool »...

Vous pouvez écouter une version audio, enregistrée par Lila, de la notice ci-dessous 

 

« Le protectorat, c’était cool ». Voilà la phrase que j’ai toujours entendue de la bouche de mon grand-père maternel lorsque nous parlions de cette période de la France coloniale. Issue d’un couple mixte, ma mémoire familiale est indivisible de ma double culture. J’avais jusqu’alors la prétention d’une certaine objectivité, résultat des points de vue de deux cultures, deux histoires, deux religions. Cette certitude s’est vue bousculée lorsque j’ai commencé un travail de recherche sur le protectorat français au Maroc, dans le cadre d’un projet scolaire. A travers mes recherches, j’ai pu découvrir une autre facette de l’histoire franco-marocaine, ainsi que de mon histoire familiale. 

Mon grand-père est le neuvième d’une fratrie de onze, né le 17 mars 1944, à Fès. Il a quitté l’école coranique et a intégré le lycée français Victor Hugo en 1961. Il a fait ses études à Nancy et sa carrière d’ingénieur à Rabat. A l’issue de mon travail de recherches, j’ai pu questionner cet homme de 77 ans, qui en avait 12 lors de l’indépendance marocaine. 

 Le protectorat français au Maroc est le régime de tutelle exercé par la France dans l'Empire chérifien. Il est établi par le traité franco-marocain conclu à Fès, le 30 mars 1912, entre le gouvernement français et Moulay Abd El Hafid, sultan du Maroc. Selon The American Journal of International Law, « le traité ne remet pas en cause l'existence indépendante du Maroc, au sens où il n'est pas annexé en tant que province ou que département. Son existence territoriale doit être maintenue, la souveraineté du sultan doit être protégée et ses droits reconnus, mais d'un point de vue international, le Maroc perd son indépendance et son égalité avec d'autres nations ». Selon la Cour Internationale de Justice, il s'agit d'un « accord de nature contractuelle » entre les deux pays, qui ne remet pas en question la souveraineté du Maroc. Dans les faits, le pouvoir exécutif est incarné par le résident général, représentant de la France, qui dispose d'une assez large liberté de manœuvre. Le sultan et le Makhzen sont maintenus comme éléments symboliques de l'Empire chérifien, l'autorité réelle étant exercée par le résident et ses fonctionnaires et officiers, sous la forme de contrôleurs civils et militaires. 

Le mouvement de protestation qui éclate à Fès à la suite de l'établissement du protectorat est écrasé dans le sang par l'armée française. Après les révoltes urbaines, c'est au tour des tribus rurales de lutter contre l'armée française. L'insurrection du Rif conduite par Abdelkrim el-Khattabi proclame la République. 

En mai 1930, la France impose au sultan Mohammed Ben Youssef le « dahir berbère ». Celui-ci précise que les tribus berbères doivent dorénavant se soumettre au droit pénal émis par les juridictions françaises, ce qui est vécu par une large partie de la population comme une tentative de la France de briser la nation marocaine. En 1930, c’est la naissance du Mouvement National Marocain (MNM). Le 11 janvier 1944, l’Istiqlal publie son manifeste pour l’indépendance. La tension est très forte dès la fin de l'année 1952, qui voit se dérouler les Émeutes des 7 et 8 décembre à Casablanca, causant de cent à trois cent morts selon les historiens. Les libéraux du Maroc dénoncent alors la répression qui suit, notamment lors de l'exil forcé du sultan du Maroc. Commence alors la Révolution du Roi et du Peuple. Le début de la révolution algérienne contraint la France à rechercher un compromis avec les nationalistes marocains pour éviter un embrasement régional. Lors de la conférence d'Aix-les-Bains en aout 1955, les représentants marocains négocient le retour du roi, alors exilé par la France à Madagascar, ainsi que la prochaine indépendance du pays. Dans la même période est annoncée la création d'une Armée de Libération du Maghreb (ALM), regroupant des combattants marocains et algériens, avec pour objectif « la réalisation totale de l'indépendance pour les pays du Maghreb arabe ». Cette annonce accentue les craintes de Paris et la contraint à accélérer le processus d'indépendance du Maroc afin de sauvegarder sa propre autorité en Algérie. Une entrevue à La Celle Saint-Cloud le 6 novembre 1955 entre le sultan Mohammed ben Youssef, parvenu en France le 31 octobre, et Antoine Pinay donne lieu à un communiqué concernant la formation d'un nouvel État marocain chargé de conduire des négociations destinées à « faire accéder le Maroc au statut d'État indépendant uni à la France par les liens permanents d'une interdépendance librement consentie et définie ». Le processus de transition vers l'indépendance officielle du Maroc est ainsi mis en place. Les accords signés mettent fin au protectorat, annoncés au Maroc par le retour du sultan Sidi Mohammed ben Youssef, futur roi Mohammed V, lors de son discours du trône du 18 novembre 1955, date retenue pour la Fête nationale de l'indépendance. Ils furent actés par la Quatrième République française le 2 mars 1956

La mémoire du protectorat est multiple, résultat d’un bilan hétérogène et mitigé. Le bilan de la période coloniale au Maroc, en matière d'enseignement, est un exemple somme toute ordinaire des résultats d'une politique globale d'obscurantisme dont ont été victimes les peuples anciennement colonisés. Dans les années 1930, le Maroc ne compte qu'une vingtaine de bacheliers par an. En 1956, la population européenne du Maroc était entièrement scolarisée. La population juive marocaine l'était à 80%. La population musulmane à 13 %, ce pourcentage ayant varié de 6,5 % en 1949 à 12,8% en 1955. En 1955, il y avait 94 admis au baccalauréat, dont une jeune fille, tandis que la même année, la France comptait 39 258 bacheliers. Pour ce qui est du monde du travail, le bilan apparaît aussi très négatif. En 1955, au Maroc, il y avait 36 médecins marocains pour 875 français, 30 ingénieurs marocains pour 2500 ingénieurs français, et 1415 cadres supérieurs marocains pour 8200 français. Ce constat est le résultat d’une politique globale d'obscurantisme, ainsi que de la disqualification systémique des Marocains des carrières et des postes les plus élevés. Pour ces domaines, mon grand-père sort du lot : il a quitté l’école coranique pour le lycée français, a étudié en France, puis est devenu le numéro 2 de la plus grosse société pétrolière marocaine. Ainsi, son point de vue sur le protectorat est largement influencé par sa destinée. En soit, il semble quelque part devoir son éducation et sa carrière au système instauré par la France. 

Le chantier du barrage de Bin el-Ouidane en 1952 [DR: Photo Paul A.]


Cependant, d’autres domaines comme la construction ou l’agriculture ont largement bénéficié du statut colonial du Maroc, et en récoltent toujours les fruits aujourd’hui. Par exemple, dès 1920, le Maroc disposait de 1.400 km de routes principales et 1.200 km de routes secondaires. En 1956, la situation était la suivante : 6.043 km de routes principales et 4.808 km de route secondaires, s’y ajoutaient 6.219 km de chemins tertiaires. Le développement de routes au Maroc a permis de développer un secteur du transport qui réalisait jusqu’à cinq fois le chiffre d’affaires réalisé par les chemins de fer pour les voyageurs et 2 fois plus pour les marchandises. Entre 1920 et 1955, le volume des marchandises embarquées dans les principaux ports marocains a été multiplié par 48 et le volume des marchandises débarquées multiplié par 8, selon les calculs de Abdelaziz Belal dans son ouvrage L’investissement au Maroc 1912-1964. Les autres équipements réalisés par le Protectorat sont en relation avec la production de l’énergie, que ce soient des centrales thermiques ou la politique des barrages. L’autre grand bénéficiaire du protectorat est l’agriculture d’exportation et plus particulièrement l’agriculture moderne de type européen. Celle-ci domine d’ailleurs une grande partie des exportations marocaines de l’époque dans la mesure où l’agriculture représentait près du tiers des exportations marocaines en année de mauvaise récolte et plus de 40% dans les années normales. «Ainsi, entre 1935 et 1955, la production d’agrumes a été multipliée par 7, celle des tomates par près de 3, celle de vins par 2,3, tandis que la production de blé dur n’était multipliée que par 1,3 et celle de l’orge seulement par 1,1 », note Abdelaziz Belal. Cette agriculture fut presque entièrement la création du protectorat et était dominé par la colonisation agricole étrangère. « Le trait saillant de l’agriculture moderne découle de son caractère de culture organisée en fonction de la recherche du profit : culture scientifique, degré élevé de mécanisation, attaches bancaires et relations étroite avec l’organisation des grand marché », poursuit l’économiste. 

Même si les frères et sœurs de mon grand-père n’ont pas bénéficié du protectorat de la même façon, ils s’accordent à dire que le protectorat leur a permis de vivre la vie qu’ils mènent aujourd’hui, puisque mon grand-père les loge, les nourrit, leur paye leurs soins, finance les études de leurs enfants… Ainsi, le discours que j’ai toujours entendu m’est toujours apparu homogène. Pourtant, l’opinion publique actuelle quant au protectorat français au Maroc reste mitigée. Certains journaux comme Matin du Sahara invitent à se concentrer « sur la relation exemplaire qui unit le Maroc à la France depuis cinquante années », tandis que d’autres comme La Vérité déplorent « sommes-nous vraiment indépendants ? Le Marocain tel un essuie - glace efface son passé pour déplorer le présent et décorer le futur aux couleurs de l’espoir ». Les médias marocains semblent cependant s’accorder sur le rôle essentiel de l’éducation au sein de la mémoire. Jeune Afrique l’Intelligent appelle à « célébrer l’indépendance sans ostentation mais en organisant de multiples activités pour sensibiliser les générations montantes », et L’Economiste encourage « les Marocains à reprendre confiance et à croire à de nouveaux slogans et mots d’ordre mobilisateurs ». 

« Le protectorat, c’était cool » pour certains destins privilégiés, pour l’agriculture et pour le développement des infrastructures dans le pays. Il reste cependant l’une des nombreuses tâches sur la fresque coloniale française et n’a pas échappé aux politiques d’obscurantisme, de disqualification, de soumission et de domination des populations locales. Retenons que la mémoire est ce que l’on fait de l’histoire, dans le sens où elle est influencée par de nombreux facteurs, telles que les relations diplomatiques qu’entretiennent le pays par exemple. C’est à travers l’étude des faits, la recherche et le recoupement des informations et des sources que nous sommes le plus à même de nourrir la mémoire collective, elle-même centrale à l’étude de l’histoire. 

Notice rédigée par Lila

 

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