Témoignage d'un rappelé en Algérie (1955): "il fallait y aller"

 

Des gendarmes mobiles à Palestro en 1956 [Collection personnelle Paul A]
 

Lili a recueilli le témoignage de son grand-père, appelé puis rappelé en Algérie. Elle nous le présente dans cette notice. Les photos qui illustrent cette notice ne sont pas liées au témoignage. Elles ont été prises par mon grand-père Paul et ses camarades lors de ses nombreuses périodes en Algérie, Maroc et Tunisie entre 1949 et 1961, en tant que gendarme mobile.

Vous pouvez écouter une version audio, enregistrée par Lili, de la notice ci-dessous

 

La transmission du vécu après la guerre d’Algérie s’est faite en pointillé et peut être très différente selon les familles. Si cette transmission est si délicate, c’est parce que la guerre elle-même est difficile, et revenir sur les évènements parfois douloureux est une tâche qui peut paraître peu naturelle pour les vétérans. Le mot “transmission”, central à notre sujet, désigne le fait de faire passer une information d’un agent à un autre. La guerre d’Algérie, qui s’est déroulée du 1er novembre 1954 à juillet 1962, a mobilisé des centaines de milliers d’hommes et la transmission de leur expérience s’est parfois perdue en chemin. 

Dans le cas de ma famille, la transmission avant mon entretien était très limitée et je ne peux malheureusement pas dire que les choses ont beaucoup changé après celui-ci. Lors de mon entretien avec mon grand-père, j’ai décidé d’utiliser le questionnaire fourni par Raphaëlle Branche afin d’être guidée. Pour comprendre la suite de l’entretien que je vais retranscrire et analyser, il faut connaître quelques informations sur le principal intéressé. Mon grand-père a actuellement 88 ans, ce qui a eu, selon moi, une influence sur l’entretien et notamment sur les souvenirs lointains évoqués, parfois flous.

 Mon grand-père n’est resté que 3 mois en Algérie en tant que rappelé, mais il y avait déjà effectué son service militaire du 01/11/53 au 29/03/55. Le fait de faire son service en Algérie, puis d’y retourner pour la guerre, fait de mon grand-père un « rappelé », ce qui est différent des « appelés ». Son grade dans l’armée était sergent puisqu’il a décidé d’effectuer un peloton de sous-officier (on lui avait dit que le poste de sous-officier était plus tranquille que celui de soldat), ce qui lui offrait des privilèges en comparaison des soldats, notamment un confort de vie plus important. Il était affecté dans la commune de Tizi-Ouzou en Kabylie, dans les montagnes. 

Maintenant que le contexte est clair, nous pouvons analyser les propos recueillis. Au risque de vous décevoir, mon entretien avec mon grand-père n’était pas très fructueux, si bien qu’il a qualifié son expérience de “tourisme” en comparaison avec les mois passés en Algérie lors de son service militaire qui avait été plus dur notamment après la Toussaint rouge le 1er novembre 1954. Le peu d’informations que j’ai pu collecter m’ont quand même permis de comprendre bien des choses sur son séjour en Algérie. 

Je vais commencer par simplement vous raconter le parcours de mon grand-père, son départ, de quoi était fait son quotidien et quelles étaient ses missions. Son départ lui a été annoncé du jour au lendemain et bien qu’il sût que ceux qui avaient fait leur service en Algérie pouvaient être rappelés, il ne se sentait pas spécialement concerné, ce qui explique sa surprise quand les gendarmes sont arrivés à sa porte à Épinal. Les soldats « rappelés » devaient partir immédiatement pour Marseille. Une fois arrivé à Marseille par le train, mon grand-père, au bout de quelques heures d’attente d’être appelé, a demandé des informations et on lui a dit qu’on l’appellerait. Il a donc dit « si c’est comme ça je ne poserai plus de questions » afin de mettre l’institution face à ses lenteurs et limites, ce qui lui permit finalement de voyager en avion plutôt qu’en train, une expérience inédite pour lui. 

Je lui ai posé la question de ses sentiments sur son arrivée en Algérie et sa réponse était que ce fut tellement rapide qu’il ne fallait pas réfléchir :

« il fallait y aller, fallait le faire, on savait qu’on allait se battre et que ça allait peut-être être pire, puisqu’on nous renvoyait là-bas »

Après son arrivée, il était logé dans un marabout avec sa propre chambre et « salle d’eau », ce qui était un privilège par rapport à d’autres. Son quotidien était fait de marches et de rondes, du ratissage à la recherche de "fellaghas", des patrouilles, et des embuscades. Selon lui, ses journées étaient plutôt ennuyeuses et sans beaucoup d’action alors, afin de s’amuser, lui et ses « collègues » allaient au restaurant le plus proche et se liaient d’amitié avec les serveurs et serveuses pieds-noirs ; un des objectifs de ces excursions était également de sortir du cadre militaire. Ainsi, l’expérience qu’il raconte ne semble pas si négative que ça, de plus, elle lui a permis d’apprendre la camaraderie, la débrouillardise et la solidarité. 

Des gendarmes mobiles mènent une opération de "ratissage" près de Sétif, 1958 [Collection personnelle Paul A]

 Bien que l’expérience de mon grand-père ne semble pas exceptionnelle, lors de l’entretien j’ai recueilli des éléments, prononcés par mon grand-père ou non, qui m’ont permis de comprendre quelle guerre il avait connu et quelle guerre il souhaitait raconter. Tout d’abord, comme nous avons pu le constater dans la première partie du récit, les 3 mois que mon grand-père a passés en Algérie n’étaient pas, selon lui, remplis d’action. Pourtant, lorsqu’on se renseigne sur les événements en Kabylie lorsqu’il y était, on observe que les tensions ont commencé dans cette région et qu’il y a eu plusieurs attentats à proximité de Tizi-Ouzou. Loin de moi le souhait d’affirmer que mon grand-père a tenu des propos mensongers, mais je voulais tout de même confronter ses dires avec les ressources historiques avérées afin de se demander si la situation à la fin de l’année 1955 était si calme que ça. De plus, j’ai ressenti que mon grand-père se retenait de raconter certains détails sur ses obligations, notamment celles qu’il m’a très succinctement décrites comme des embuscades ou des missions, mais lorsque j’ai voulu lui demander des précisions, il était réticent et ignorait la question. Mon questionnement sur ses propos s’explique également par une réaction qu’il a eu lors d’une des questions : « Avez-vous vu des ennemis ?» ; après avoir posé cette question, il a d’abord répondu « Non » rapidement puis « Oui » et enfin une dernière réponse hésitante. Face à cette réaction, je ne savais quelle information recueillir, je l’ai alors relancé et il m’a déclaré que sa réponse dépendait de la question d’après. J’ai alors compris qu’il s’attendait à ce que je lui demande s’il avait tué des ennemis, ce qui n’était pas le cas, et qu’il ne voulait pas s’étendre sur le sujet. Il a alors conclu en disant que, de toute manière, ils étaient dans un camp et les ennemis de l’autre, ce qui traduit une certaine résignation face à une réalité indépassable. 

 De cet échange particulier, je n’en déduis pas que lui ou ses camarades ont tué des ennemis mais simplement qu’il ne voulait pas s’exprimer sur certains sujets, en l’occurrence des sujets sensibles. Et enfin, de manière plus générale, les réponses de mon grand-père, notamment sur les questions qui m’intéressaient le plus comme par exemple « Quels sont les pires souvenirs ? » étaient brèves ou vagues et n’étaient pas aussi fascinantes que les anecdotes données à mon père, dans un contexte plus libre et naturel, une semaine avant. En effet, lors de leur discussion, il avait évoqué des sorties au restaurant ou des embuscades, que j’ai voulu aborder dans mes questions pour obtenir plus de détails, mais il est resté très évasif en comparaison au récit donné à mon père

Des gendarmes mobiles jouent une partie de pétanque à Palestro [Collection personnelle Paul A]


 Ce que nous pouvons retirer de cet entretien et de l’analyse c’est que la transmission est une tâche compliquée qui s’explique par une variété de facteurs. Tout d’abord mon grand-père est quelqu’un de très humble et pudique et n’avait pas forcément envie d’étaler son passé. Cette réticence s’explique aussi par sa propre vision des faits et son jugement sur certaines anecdotes qu’il juge non intéressantes, qu’il n’a même pas pris la peine d’évoquer. La mémoire sélective joue également son rôle en poussant à retenir, 66 ans après, les à-côtés rigolos plutôt que le quotidien banal du soldat sur place. De manière plus pratique, le fait qu’il ait été sergent lui a permis d’être isolé des autres et de ne pas toujours être parmi les soldats, et donc moins d’anecdotes “classiques”. Malgré le manque d’histoires, certaines valent d’être racontées comme le fait qu’il devait couvrir son capitaine qui avait une maîtresse ou encore celle- ci : une enquête interne que lui et ses camarades ont subi. En effet, un climat tendu régnait entre les militaires de carrière qui revenaient d’Indochine et les simples militaires appelés, (ou rappelés), à tel point que le régiment a dû répondre à des questions afin de régler le problème. Mais un des appelés étant le neveu de Maurice Papon (secrétaire général de la préfecture de police puis secrétaire général du protectorat entre 1954 et 1955), il a menacé de faire jouer ses relations pour faire cesser cette enquête interne. En conclusion, le témoignage de mon grand-père est à prendre avec des pincettes puisqu’il est isolé. Il faudrait le comparer avec d’autres, notamment ceux de ses camarades de régiment, afin de confronter les sources comme l’oblige, selon Hérodote, le métier d’historien. 

Notice rédigée par Lili

 

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